Je
voudrais parler ici du dernier ouvrage de Philippe Meirieu, La
riposte. Le livre étant un condensé des positions pédagogiques
prises par l’auteur au cours de sa vie, il ne s’agit pas d’en
résumer le contenu qui pourrait au contraire faire l’objet
d’infinis développements mais plutôt de livrer quelques éléments
qui me semblent importants pour orienter l’action pédagogique
d’aujourd’hui. Et puis je ne voudrais dissuader personne de la
lecture directe du propos qui, comme toujours chez Meirieu, est d’une
édifiante clarté.
I. les « antis » et les « hypers »
L’ouvrage
peut être vu comme une tentative de redéfinition des finalités
éducatives dans un monde désorienté par le « capitalisme
pulsionnel » et qui ne sait plus quoi transmettre aux jeunes
générations, ni comment s’y prendre pour le faire.
Philippe
Meirieu consacre la première partie de son propos à répondre à
ses détracteurs. Non pas par goût de la polémique, présume-t-on ,
mais plutôt parce que cela lui permet d’esquisser l’étroit
passage dans lequel il compte cheminer pour articuler transmission
institutionnelle et appropriation subjective des savoirs ;
travail collectif et développement
d’aptitudes individuelles ; visées sociétales et
réponse aux aspirations personnelles. Articulations indispensables
qui, nous le verrons, sont systématiquement absentes des modèles
pédagogiques qu’il critique.
En
effet, éprouvant la fragilité de toute pédagogie véritable,
Meirieu se dit « sur la crête » entre les postures
immuables des « antipédagos » d’une part et les
certitudes dogmatisées des « hyperpédagos » d’autre
part.
1. Pour
les premiers, l’élève est responsable de l’assimilation des
savoirs auxquels il est exposé. La capacité individuelle à
répondre aux attentes de l’école détermine le mérite ;
notion-clé
censée légitimer
l’inégalité des destins
sociaux. La personnalité de l’élève, comme la
construction du sujet sont ignorées ; l’enfant devant avant tout
se conformer aux injonctions de l’institution et des adultes.
L’effort, vu comme une saine souffrance (il n’est pas question de
considérer le plaisir d’apprendre) est valorisé, notamment à
travers la répétition mécanique et la mémorisation par cœur. Que
cent ans de recherche en sciences de l’éducation aient démontré
l’inefficacité et l’iniquité absolue de cette manière de
procéder ne semble pas déranger ses partisans. Après tout, et
comme le rappelle Philippe Meirieu, l’éducation n’est-elle pas
une question de projet politique ? Le leur est clair : que
les gagnants d’hier soient ceux de demain, c’est-à-dire
maintenir et reproduire les hiérarchies sociales.
2. Les « hyperpédagos » sont des adversaires plus inattendus
pour qui œuvre en faveur d’une pédagogie émancipatrice. Ils se
retrouvent autour d’une vision idéalistei
de l’enfant qui serait capable,
pour peu qu’on lui en laisse la possibilité, de conduire seul son
propre développement. Séduisant nombre
de familles, cette conception masque cependant
l’importance fondamentale de la stimulation éducative de la part
d’adultes dans un milieu culturel prodigue. En l’absence de ces
éléments, l’enfant risque d’être placé dans une incertitude
anxiogène causée par l’absence d’un cadre éducatif lui
permettant de s’approprier les savoirs et les attitudes nécessaires
à son développement et à la vie collective. Il serait alors livré
tout entier à des pulsions qu’il ne pourrait apprendre à
maîtriser faute de médiation suffisante. C’est pourquoi une telle
éducation, possible dans certains cadres familiaux à fort capital
culturel, est inenvisageable à l’échelle collective car rien ne
garantit que le milieu pourra et viendra effectivement compenser
l’abstinence éducative de l’écoleii.
On
pourrait logiquement conclure que les « hypers » et les
« antis » sont diamétralement opposés. Sur le plan
pédagogique, cela ne fait pas de doute. Mais ce qui a de quoi
surprendre, c’est que Philippe Meirieu relève une alliance de
circonstance entre les deux courants ; l’un et l’autre
s’accommodant finalement très bien du capitalisme dans sa version
néolibérale. Les « antis » n’y voyant aucune remise
en cause des inégalités dites « naturelles » et des
hiérarchies sociales quand les « hypers » profitent de
l’opportunité de la montée de l’individualisme, de la
dérégulation du système éducatif et de l’affaiblissement de
l’Éducation nationale pour prospérer.
II. Les « neuros » ou la science sans conscience
Le
tableau doit encore s’épaissir d’un nouvel acteur très en
vogue : les neurosciences. « Neuros », pour les
intimes. Mises sur un piédestal avec de nombreuses nominations au
sein du Conseil Scientifique de l’Education nationale (CSE) jusqu’à
sa présidence, les neurosciences entendent améliorer les pratiques
éducatives par l’approfondissement de la compréhension du
fonctionnement de notre cerveau. Noble intention mais qui, dans la
forme qu’elle prend actuellement, n’est pas sans poser de graves
problèmes déontologiques et philosophiquesiii.
1. Déontologiques
car les neuroscientifiques les plus virulents, certains de la
supériorité des sciences « dures », refusent de
reconnaître la légitimité de leurs confrères des sciences
sociales. Pratique pour ne pas être contredit ! Bien que leurs
sciences soient encore balbutiantes, bien qu’ils n’aient à ce
jour fait que confirmer les observations des pédagogues attentifs,
bien que leurs résultats devraient être pris avec toute la prudence
nécessaire, ils n’hésitent pourtant pas à prescrire « les
bonnes méthodes » comme un médecin prescrirait des
médicaments. Or, les sciences de l’éducation ont montré depuis
longtemps qu’en matière de pédagogie, il ne pouvait y avoir de
réponse unique à des problématiques aussi nombreuses et diverses
qu’il existe d’enfants à instruire. Faut-il rappeler que c’est
à la faveur d’un canevas infiniment complexe d’interactions
intersubjectives que l’enfant intégrera peu à peu un monde
humain, infiniment complexe lui aussi ? Croit-t-on qu’il soit
possible d’éduquer sans se soucier de l’engagement personnel de
l’élève dans sa formation ?
2. Philosophiques
aussi car au nom de l’efficacité du système scolaire, les
neurosciences – du moins leurs représentants les plus audibles –
font complètement l’impasse sur les finalités éducatives et
sociales de l’enseignement. Tout discours sur les visées de
l’éducation est immédiatement accusé de sacrifier la réussite
de l’enfant au profit d’une idéologie coupable. Or, il n’est
pas d’éducation qui ne soit politique. Voulons-nous une éducation
pour tous où chacun aurait la chance de se construire et de
s’épanouir en tant que personne et citoyen ? Ou plutôt une
éducation élitaire visant la sélection des plus compétents au
service de la machine économique ? Aucune science ne peut
répondre à ce genre de dilemme. Ce refus d envisager le contenu
d’une politique éducative est au mieux un aveuglement dû à une
conception positiviste des sciencesiv ;
au pire une stratégie mûrie pour entraîner le système éducatif
dans l’ère néolibérale. Or, si les sciences peuvent répondre à
la question « comment ça marche ? », elle ne
peuvent suffire à prescrire les grandes orientations sociétales qui
sont nécessairement définies collectivement, c’est-à-dire par
des choix politiques. Pour le dire clairement, il est impossible de
piloter le système éducatif comme on mène une expérience de
laboratoire.
III. La riposte
De
fait, le pouvoir en place s’appuie pêle-mêle sur les trois pôles
« antis », « hypers » et « neuros »
pour faire avancer son projet de déconstruction de l’école
publique. C’est à peu près comme ça que le ministère peut « en
même temps » s’adjoindre le soutien de l’opinion, fermer
des classes, remplacer des fonctionnaires par des contractuels sans
formation, multiplier les évaluations, favoriser la concurrence
entre établissements, imposer des algorithmes de tri social faisant
office d’orientation, baîlloner l’expression enseignante, faire
pression pour rendre des méthodes obligatoires...etc.
On
le voit, pour les défenseurs d’une école publique de qualité, le
paysage éducatif semble tout entier fait de vents contraires.
Comment dès lors « riposter » ?
Tout
d’abord, en assumant de se placer « dans l’arène ».
C’est le titre de la seconde partie du travail de Philippe Meirieu.
Comme ce dernier le rappelle : « il nous suffirait [...]
de céder sur nos ambitions pour que l’échec ne soit plus un
problème ». Le combat des défenseurs des intérêts de
l’enfant ne peut donc se limiter au controverses universitaires.
Ensuite,
en n’oubliant pas d’où l’on vient. L’auteur entend rester
dans la visée du rapport Langevin-Wallon qui, à la sortie de la
Seconde Guerre mondiale, défendait l’idée de :
« l’école unique pour la structure, l’école nouvelle pour la pédagogie ».
C’est
en effet dans le sillage de la l’Éducation Nouvelle – dont la
somme immense des expérimentations devrait être mis à disposition
de tous les enfants – que Philippe Meirieu tente de définir le
cadre d’une éducation ambitieuse pour notre temps. Il s’appuie
entre autres sur la pédagogie Freinet qui, en combinant travail
coopératif et expression libre des enfants, articule avantageusement
« part du maître » et place de l’élèvev.
Enfin,
en ayant les idées claires sur les buts poursuivis. Philippe Meirieu
souhaite redéfinir les finalités éducatives sans lesquelles le
système agit en aveugle. Il les résume ainsi :
« former des sujets capables de résister à la toute-puissance pulsionnelle, d’oser penser par eux-mêmes, et de s’engager ensemble dans la construction démocratique du bien commun ».
Pour
ce faire, il se prononce pour une différenciation des apprentissages
permettant à chacun, selon son rythme et ses modalités propres,
d’explorer et d’approfondir les notions au programme en les
restituant dans toute leur complexité. Ceci permettrait de sortir
clairement de l’illusion de la classe homogène qui, selon Philippe
Meirieu, est un égalitarisme du pire. L’auteur préconise
également un travail de groupe exigeant pour chacun, un enseignement
pluridisciplinaire permettant de relier les savoirs entre-eux pour
une véritable compréhension du monde, la pratique du conseil
d’élèves, le contact avec les grandes œuvres culturelles, le
débat philosophique, etc.
Finissons
en élargissant le focus. La pédagogie n’est pas à négliger.
Elle fait l’objet d’une attention constante des enseignants et
des acteurs du monde de l’éducation soucieux de construire une
école qui, à défaut d’égalité des chances, donne toutes ses
chances à chaque enfant. Mais il faut aussi bien voir combien
l’environnement social pèse sur les trajectoires de vie.
Gardons-nous certes de tout déterminisme qui ne ferait que rajouter
le fatalisme de l’éducateur sur une liste déjà trop longue
d’obstacles entravant le parcours des enfants issus des classes
populaires. Rappelons simplement que l’action pour changer l’école
ne peut se concevoir qu’en lien avec l’action pour changer la
société toute entière, comme l’illustre cette phrase lourde de
sens de Makarenko :
« L’enfant est malade, soignez le milieu ».
i
Au sens où l’idée prime sur la réalité objective.
ii
Ces courants sont principalement
concentrés au sein des écoles hors-contrats et de l’instruction
en famille (ce qui ne veut pas dire que
leur surface d’influence recoupe exactement ce périmètre). On
peut s’interroger sur les impacts sociaux de leur développement.
Se soustraire au système éducatif ne porte-t-il pas la marque
dangereuse d’un repli clanique ou familialiste d’une partie de
la population qui entend profiter des apports du travail socialisé
sans contrepartie, ne serait-ce que celle du partage des richesses
culturelles au sein d’une école ouverte à tous et à toutes les
bourses ?
iii
Voir mon précédent article Lecture,
une question d’appropriation.
https://zebrequiveille.blogspot.com/2019/01/lecture-une-question-dappropriation.html
iv C’est-à-dire
que les sciences porteraient en elles-même la vérité.
v
Ceci revient presque à énoncer une évidence : comme toute
institution, l’école ne peut être fondée que sur la libre
adhésion de ses acteurs (enfants, parents, enseignants, citoyens…),
ce qui suppose en retour deux choses : 1/ que chacun puisse s’y
inscrire pour y poursuivre des buts personnels. 2/ Qu’en même
temps, elle soit en capacité de faire vivre une visée collective
dans laquelle les individus puissent se projeter et par là, se
dépasser.